Une silhouette s'avance, seule, et fait face à un piano majestueusement
dressé. Le silence est total et le degré d'intimité
de la performance est tel que l'auditoire est suspendu au moindre geste
du maître. Le temps de faire craquer discrètement ses phalanges
et l'artiste s'apprête à exécuter un mouvement particulièrement
ardu. La salle Pleyel retient son souffle. A des kilomètres de
là, At The Drive-In est en train de mettre le feu à une
MJC surchauffée sur le point d'exploser. Shake your ass motherfucker
!
La maison du diable
C'est dans la banlieue de Lyon, et plus précisément à
Villeurbanne, qu'a lieu la dernière date française de la
tournée d'At The Drive-In. Les stakhanovistes d'El Paso sont programmés
ce vendredi soir à la CCO, une salle associative étrangement
située entre les tours à l'architecture stalinienne de la
cité voisine et l'aumônerie étudiante. L'après-midi
touche à sa fin et les membres d'At The Drive-In se relaient dans
la salle de danse (cours folkloriques le mardi et le jeudi) où
viennent de défiler presse et radios locales, toutes désireuses
d'approcher LE phénomène rock de ces derniers mois. Jim
Ward (guitare et slacker en puissance), le taciturne Tony (basse), Paul
(batterie) [petit plantage dans l'article, Paul est le bassiste et Tony
le batteur] et Cedric Bixler, le chanteur facilement identifiable à
sa choucroute délirante, font le va-et-vient entre le bus de la
tournée et la salle. Seul Omar Rodrigues [encore une erreur: c'est
Omar Rodriguez], l'autre permanenté du combo, manque à l'appel.
Le guitariste suit un régime végétalien l'astreignant
à passer ses journées à dormir sur les banquettes
de leur hôtel mécanique de fortune. Le veinard! Jim profite
d'un break bienvenu pour confirmer le statut de forçats de la route
récemment acquis par le groupe: "On n'a dû prendre que
3 semaines de vacances en 2 ans. On est tout le temps sur la route, et
la dernière fois qu'on a fait un break, on s'est retrouvés
en studio pour enregistrer Relationship Of Command. Cette tournée
commence à être fatigante. On n'a vraiment pas eu le temps
de digérer ce qui nous est arrivé ces derniers mois. On
vend 100 fois plus de disques que d'habitude [dans une interview, le groupe
disait vendre à peine 10000 CD tous les albums confondus par an
avant Relationship Of Command], mais nous ne trouvons pas que les
choses aient tellement changé pour nous". At The Drive-In
est aujourd'hui à mi-chemin entre une reconnaissance internationale
et des conditions de tournées parfois précaires. Pour preuve,
un néon tombé du plafond a failli décapiter Tony
l'après-midi même... La nuit tombe enfin et le CCO prend
des allures de conventions du disque, avec la présence de bacs
dans lesquels on peut trouver un échantillon représentatif
de la production de la scène punk locale. Fanzines, vidéos
et tracts à l'effigie de José Bové et de Mummia Abu
Jamal abondent le long des stands sur lesquels Omar, enfin sorti de sa
sieste, jette un regard à la fois amusé et curieux. A l'intérieur
de la salle, l'ambiance est tout autre. La température des lieux
est alarmante, tout comme le set survolté de Samian, un groupe
hardcore de San Francisco tout droit issu de l'écurie Sub Pop.
On approche 23 heures et les 38°c, lorsque At The Drive-In au complet
déboule des backstages et s'apprêt à entrer en scène.
Omar se trémousse sur l'air de salsa proposé par la sono,
tandis que Cedric trépigne déjà d'impatience. La
chaleur en profite pour atteindre son pic et les murs suintent d'humidité.
Pire, des gouttes de condensations se mettent à perler aux 4 coins
de la salle. Certes, nous ne sommes pas dans la maison hantée d'Amityville,
mais lorsqu'une volée de larsens déclenchée par Omar
s'échappe des stacks Marshall, il est clair que le sang va couler
ce soir.
No Moshing ! A la surprise générale, Cedric prend la parole et invite
le public présent à respecter les consignes élémentaires
de sécurité. "No moshing !" implore le chanteur
en rappelant les évènements tragiques survenus le mois dernier
au festival Big Day Out en Australie, à savoir le décès
d'une spectatrice piétinée pendant le set de Limp Bizkit.
Visiblement choqué par cette tragédie, Cedric nous confiait
durant l'après-midi son inquiétude au sujet du problème
grandissant de la sécurité du public dans les festivals
: "Il faut faire quelque chose. En Australie, nous nous sommes produits
juste après un groupe qui a encouragé le public à
péter les plombs. J'ai été choqué de voir
des fans se faire éjecter des premiers rangs par une bande d'abrutis
occupés à slammer. J'ai même vu des types se faire
hisser par-dessus la fosse sur des planches de surf ! Nous ne voulons
pas servir de B.O. à ce genre d'évènement. On a décidé
de ne pas jouer pour des raisons de sécurité, c'est tout.
MTV montre tout le temps des clips où le public se comporte de
cette manière, et je ne te parle même pas du manque de respect
envers les filles dans les concerts. En Australie, une fille s'est fait
porter par la foule et les gars ne pouvaient pas s'empêcher d'esssayer
de la tripoter. Je m'en veux encore aujourd'hui de ne pas être intervenu."
Cet avertissement pris en compte, Cedric s'empare d'une paire de maracas
et le groupe entre dans le vif du sujet en catapultant Arc Arsenal
dans la stratosphère. Le chaos est total : Omar se sert de sa guitare
comme d'un hulla-hoop et Cedric, tel un breakdancer anorexique, se lance
dans une danse de Saint-Guy avant d'être stoppé net dans
son élan par un problème technique : les sauts de cabri
d'Omar ont eu raison de son pauvre jack et le véritable début
des hostilités est reporté de quelques minutes. At The Drive-In
reprend les choses là où ils les avaient laissées
quelques secondes plus tôt en se déchaînant de plus
belle. Mannequin Republic voit ensuite Cedric s'essayer au moog,
pendant qu'Omar fait joujou avec sa pédale whammy. Cedric profite
que tout le monde ait le dos tourné pour grimper sur les enceintes.
Juché à 3 mètres au-dessus de la fosse, notre Wayne
Kramer de poche retombe sur scène quelques secondes plus tard,
en parfaite synchro avec sa section rythmique qui accompagne son retour
sur la terre ferme d'un break cinglant. On s'agite un peu dans les premiers
rangs, et il n'en faut pas plus à Jim pour demander au public de
reculer d'un pas avant de troquer sa 6 cordes contre un clavier. Grand
fan de Radiohead devant l'éternel, Jim joue volontiers le rôle
de paysagiste sonore du groupe, et c'est dans un climat des plus déroutant
qu'At The Drive-In se lance dans une impro destructurée en plein
milieu de Quarantine. Les solos épileptiques d'Omar se dispersent
bientôt dans la brume de chaleur qui s'élève au-dessus
de la fosse. Cedric remercie le public pour être aussi cool et s'empare
d'une Les Paul en annonçant le titre suivant : le fracassant Rolodex
Propaganda est dédié à Cristopher Reeves (Mr
Superman) pour une raison indéterminée. Les 3 guitares
d'At The Drive-In se mêlent dans un ahurissant fracas sonique, Cedric
manque de se pendre avec le fil du micro et Omar casse une corde pour
la 3e fois de la soirée. Ultra-cool, le guitariste végétalien
termine le morceau au tambourin, tandis que Jim est déjà
affairé à programmer la boucle techno d'Enfilade.
Le temps de réaccorder les instruments (canicule oblige) pour la
dernière fois de la soirée et One Armed Scissor repousse
le public lyonnais dans ses derniers retranchements. Cedric s'essaye avec
succès au moonwalk avant de quitter la scène en compagnie
de ses acolytes. Minuit sonne lorsqu'At The Drive-In décide de
revenir en découdre avec les 600 personnes entassées dans
le local. "Clap your hands motherfucker !" lance Cedric, épaulé
par la rythmique martiale de Napolean Solo. La danse tribale reprend
de plus belle et c'est finalement un 198d de première bourre
qui clôt les débats.
Babylon Trempé jusqu'aux os et au bord de la déshydratation,
le public se rue ensuite sur le bar et épuise le stock de bières
en un temps record. Il faudra toute la tenacité et l'abnégation
de notre photographe kamikaze pour mettre la main sur le breuvage tant
espéré. En coulisses, Jim est toujours souriant malgré
des traits tirés tandis que le reste du groupe s'est isolé
dans le bus, avec sûrement des rêves de douches et de bains
moussants plein la tête. Jim émet le souhait de retourner
aux Etats-Unis pour retrouver les fans, savourer le succès de
Relationship Of Command et se remettre à l'écriture.
At The Drive-In se produit le lendemain à Milan, la fin de la tournée
approche et Cedric pense déjà à l'avenir de son projet
dub intitulé De Facto : "On a essayé de retrouver
l'esprit des punks qui, après avoir fini leurs concerts, rentraient
chez eux, se roulaient un joint et se passaient des disques de King Tubby,
Augusto Pablo, Lee Perry..." Dans le hall du CCO, l'ambiance bat
son plein, les T-shirts et autres vinyles collector trouvent preneurs
et pour une fois, les discussions d'après concert mettent tout
le monde d'accord. On n'est pas près de revoir At The Drive-In
à la CCO de Villeurbanne.